mardi 1 juillet 2008

Le développement en Afrique subsaharienne : la diversité des trajectoires et le primat du politique

« L’Afrique bouge, elle est entrée de plain-pied dans la mondialisation, la croissance redémarre en Afrique ». C’est par ces propos que le secrétaire d’Etat chargé de la Coopération et de la Francophonie, Alain Joyandet, entamait la conférence de presse du 19 juin dernier au cours de laquelle il présenta les « huit chantiers pour l’Afrique » devant marquer la nouvelle politique de son département et reposer sur deux piliers : le développement économique et le rayonnement culturel. L’Afrique bouge en effet. Elle bouge différemment selon les pays et les régions : entre l’Afrique de l’ouest, l’Afrique centrale, l’Afrique australe et la Corne, l’ampleur des différences est au moins aussi importante que celle des similarités. En passant l’essentiel des trois premiers mois de fonction dans près d’une vingtaine de pays africains, et en se mettant « à l’écoute de tous » selon ses termes, le ministre français a sans doute pris la mesure des grands écarts entre les situations et les dynamiques nationales.

Les spécialistes du développement, qu’il s’agisse des universitaires ou des « praticiens » au sein des agences de coopération des pays riches du Nord, des institutions internationales et régionales du développement ou des organisations non gouvernementales devenus plus récemment des acteurs importants du milieu, sont au fait de la palette des théories formulées au cours des cinquante dernières années sur les raisons du « sous-développement » du continent africain caractérisé alors par la stagnation voire le recul du niveau des revenus moyens par habitant, des indicateurs de santé et d’éducation, et la trop lente transformation des structures économiques. La communauté du développement – qui inclut aussi dans une certaine mesure les décideurs des pays receveurs d’aide – n’a jamais été à court d’idées et de renouvellement des discours et des pratiques.

L’enthousiasme post-indépendantiste pour le développement industriel, les grands projets d’infrastructures structurants et la substitution des importations a été suivi par la doctrine de la stabilisation macroéconomique, des ajustements structurels, de la promotion du secteur privé et des exportations, puis par la découverte de l’importance du capital humain, de l’investissement dans la santé et l’éducation et du rôle essentiel de l’Etat, avec comme corollaire la promotion de la « bonne gouvernance ». Cette année 2008, à la faveur de la crise alimentaire, est quant elle déjà marquée par le grand retour de l’agriculture vivrière dans le débat et dans les multiples plans d’action des agences de développement.

Sans surprise, la relance des agricultures africaines a été présentée par le secrétaire d’Etat à la coopération comme le deuxième des huit nouveaux chantiers de l’action française. En mai dernier, à la conférence de Tokyo sur le développement en Afrique (TICAD), le Japon promettait également de faire de la coopération agricole la priorité de son aide au continent. Lors du dernier sommet de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) à Rome, alors que la polémique avait enflé sur le thème du partage des responsabilités de la faiblesse des agricultures africaines entre l’organisation onusienne et les gouvernements, les thèmes de l’autosuffisance alimentaire et de la nécessité de produire ce qu’on consomme et de consommer ce qu’on produit, dignes de la littérature sur le développement des années 1960, ont fait un retour en force.

Si l’on n’avait pas pendant longtemps considéré les pays en développement en général et les pays africains en particulier comme fondamentalement différents, si on les avait caractérisés davantage par leurs propres trajectoires politiques sur la longue durée, leurs contradictions internes ainsi que la complexité de leurs rapports économiques, politiques et humains avec l’extérieur plutôt que par les symptômes de leur « sous-développement », on n’aurait sans doute pas attendu les dernières années pour découvrir, ou faire semblant de découvrir sous le couvert sémantique de la « bonne gouvernance » que le progrès économique et social dépendait en Afrique, comme partout ailleurs dans le monde, de l’existence d’une volonté politique des pouvoirs en place d’améliorer le sort de leurs populations et de la capacité à disposer de ressources humaines de qualité pour concevoir et mettre en œuvre des politiques publiques efficaces, y compris celles qui permettent le développement du secteur privé et la meilleure utilisation des aides provenant des pays riches et des opportunités offertes par la mondialisation.

L’Afrique ne vient pas d’entrer dans la mondialisation. Elle y participe depuis longtemps mais certainement pas de la meilleure des manières. Exportatrices sur la longue durée de ressources naturelles minières ou agricoles et grandes importatrices à la fois de biens d’équipements que de services et de biens de consommation courante, y compris les produits alimentaires de base, la plupart des économies africaines marquées par le fait colonial ont toujours été extraverties. La très faible part de l’Afrique subsaharienne dans le commerce international et dans les flux d’investissements directs étrangers aujourd’hui est davantage le résultat du double mouvement de stagnation économique des pays africains et de l’accélération de la croissance économique mondiale (et du commerce) stimulée par celle des autres pays en développement notamment asiatiques que par un refus de l’intégration dans l’économie mondiale.

Entre le milieu des années 1960 et la fin de la décennie 1990, pendant que nombre de pays africains compromettaient toutes les chances d’un progrès économique et social soutenu en basculant dans des crises politiques, des guerres civiles et plus généralement dans des crises typique d’Etats jeunes en formation, d’autres pays en Asie et en Amérique latine jetaient les bases institutionnelles d’une croissance économique accélérée tandis que les pays anciennement industrialisés d’Europe et d’Amérique continuaient à s’enrichir lentement mais sûrement. Ces évolutions ont créé la disproportion énorme qu’on peut observer aujourd’hui entre le poids économique de l’Afrique et celui des autres blocs continentaux. Le retour d’une croissance intéressante (de 5 à 7 %) à défaut d’être exceptionnelle « à l’asiatique», dans un groupe de pays africains depuis une dizaine d’années ne saurait réduire de manière perceptible le gouffre qui s’est creusé en termes de niveau de revenus au cours de quatre décennies, ni faire sortir à court terme des millions de personnes de la pauvreté, d’autant plus que la croissance démographique demeure forte.

La mondialisation a accru les contraintes extérieures pesant sur les dynamiques nationales tout en créant une extraordinaire palette d’opportunités pour les pays qui disposent des capacités requises pour les identifier, les appréhender et les mettre à profit pour repousser les limites de leur croissance économique. Mais elle brouille également l’analyse en abolissant les distances physiques et psychologiques, donnant le sentiment à chacun, où qu’il se trouve sur la planète, de vivre, ou plus exactement de devoir vivre au même rythme, dans les mêmes conditions de confort et selon des modes de consommation proches d’une norme économique, sociale, politique, culturelle dominante fixée par la minorité riche et puissante du monde. L’immédiateté et l’illusion d’uniformisation que véhiculent la mondialisation font oublier à beaucoup, y compris aux acteurs du développement, la perspective de la longue durée. La technologie, l’accumulation des connaissances et la disponibilité au niveau mondial de ressources financières exceptionnelles offrent des possibilités de raccourcis considérables dans la marche des pays vers le progrès, mais la mondialisation ne permet pas d’annuler miraculeusement les effets de plusieurs décennies de mauvais choix politiques et/ou économiques intrinsèquement liés à l’indétermination des processus de formation d’Etats qui soient à la fois légitimes, bienveillants et efficaces.

Evoquer l’Afrique en 2008 et ses perspectives de développement, c’est parler aussi bien de pays qui sont encore englués dans des conflits violents de plus en plus complexes (Soudan, Tchad, Somalie), de pays à peine sortis de guerres civiles, en début de reconstruction post-conflit ou en crise politique quasi-permanente (République centrafricaine, République démocratique du Congo, Burundi, Côte d’Ivoire, Liberia, Sierra Leone…), de pays qui sans être en conflit ouvert connaissent des degrés plus ou moins importants d’instabilité et de fragilité quels que soient par ailleurs la légitimité démocratique de leurs gouvernements (Nigeria, Guinée, Guinée Bissau, Zimbabwe, Kenya…), de pays dont la stabilité et la paix sont liées davantage à de fortes personnalités qu’à des institutions solides (Cameroun, Gabon, Guinée équatoriale, Burkina Faso, Congo Brazzaville) mais aussi de quelques pays qui ont su engager des réformes politiques ayant accru l’espace des libertés, permis des alternances pacifiques et redonner un minimum de confiance en la possibilité d’un meilleur avenir pour leurs populations jeunes (Botswana, Maurice, Cap Vert, Tanzanie, Ghana, Bénin, Mali…).

Intégrer explicitement cette diversité africaine dans la définition des politiques de coopération, et reconnaître le primat du politique et de l’histoire spécifique des pays dans l’explication de leur état économique et social présent sont des pré-conditions à une action efficace. Pour la majorité des pays, la priorité absolue reste la liquidation des facteurs immédiats des conflits armés et la construction d’une paix durable qui passe notamment par un approfondissement de la démocratie. Aucun n’est à l’abri d’une régression politique porteuse d’un risque d’anéantissement des modestes progrès économiques et sociaux des dernières années. Dans les pays où la paix, la stabilité et les libertés politiques sont assez bien installées, à défaut d’être définitivement acquises, une deuxième priorité s’impose : la mobilisation des ressources humaines dont la qualité est déterminante non seulement pour animer le secteur privé mais aussi pour réformer les administrations publiques et donner une capacité de réflexion stratégique et d’action prospective aux Etats. Relever ces défis n’est pas de la responsabilité de la communauté du développement. Mais elle devrait s’assurer qu’aucune de ses actions ne soit de nature à limiter la capacité des nouvelles générations d’Africains à changer le cours de l’histoire de leurs pays.

(Publié dans La Lettre Du Réseau Resonnance n°21 – Juillet 2008)