vendredi 17 septembre 2010

Du passeport du sous-développé, de la Guadeloupe et du mépris français

«Créteil, dans le sud de la région parisienne, le 9 septembre 2010. Je m’étais promis depuis mon départ du territoire français six ans plus tôt à la fin de mes études universitaires de ne plus jamais remettre les pieds dans le "service des étrangers" d’une préfecture de France. C’était sans compter sur une mixture faite de règlementations stupides, de fonctionnement administratif absurde, de déficit de pragmatisme économique et de mépris souverain pour tout être humain non détenteur d’un passeport européen, américain, japonais, bref, du monde qui compte. Un cocktail que seule la France sait servir avec constance et aplomb. Il avait cette fois-là une saveur tropicale. Si je me suis retrouvé à passer quatre heures dans les files d’attente du service des étrangers et de la caisse de la préfecture du Val de Marne —il y a honnêtement bien pire en matière d’accueil des étrangers dans une préfecture française—, c’est que j’avais eu la folle prétention d’aller passer des vacances en Guadeloupe, alors que je ne suis que ressortissant d’un pays d’Afrique subsaharienne et que j’avais la tranquille certitude que ce département français d’outre-mer faisait partie de la France.

La veille, le 8 septembre, on m’a expliqué au comptoir d’enregistrement de la première compagnie française —celle qui ne connaît jamais la crise notamment grâce à ses marges sur les destinations pauvres africaines—, que le visa européen Schengen dont je disposais ne permettait pas de m’ouvrir les portes de la Guadeloupe. Il fallait une "extension Dom-Tom" de mon visa que seule une préfecture de France métropolitaine pouvait délivrer. Et me voilà donc à l’aéroport d’Orly en train d’assister ahuri et impuissant à la transformation de mon rêve de Ti punch frappé en un énième cauchemar du visiteur africain pris dans la nasse d’une administration généralement compétente, voire exemplaire, qui devient étrangement idiote lorsqu’elle traite de l’entrée et du séjour des étrangers dont les passeports n’exhalent pas l’odeur rassurante du pays «développé».

Billet d'avion perdu

Résumons les nouvelles règles que j’ai apprises à cette occasion. Si vous êtes ressortissant d’un pays dont les citoyens sont dispensés de visa pour entrer en France (métropolitaine), ce qui revient à peu près à dire que vous avec un passeport délivré par le «premier monde», vous pouvez sans souci aller vous baigner dans la mer des Caraïbes. Si vous êtes étranger, même africain, disposant d’une carte de résident en France, eh bien vous aussi vous pouvez embarquer pour Pointe-à-Pitre, peut-être parce qu’on vous reconnaît un droit au repos après avoir travaillé dur et payé des impôts à votre généreux pays d’accueil. Par contre, si vous avez réussi à vous faire délivrer un visa Schengen, valable trois mois voire un an, vous pouvez circuler presque partout dans la bonne vieille Europe, et bien sûr dans tous les départements de France… mais pas dans les DOM «qui ne font pas partie de l’espace Schengen de la France». C’est passablement compliqué, mais si vous n’avez pas envie de voir votre programme de vacances écrabouillé à Orly au moment de l’enregistrement de vos bagages, et de vous entendre gentiment expliquer que vous venez de perdre votre billet d’avion non modifiable et non remboursable, retenez ces règles.

Derrière elles, il y a peut-être une logique implacable. Ce sont des gens du monde développé, civilisé donc intelligent qui ont dû les produire après moult réunions et délibérations. Et le premier coupable dans cette affaire, c’est bien le voyageur qui se rend dans un pays – même si ce n’est en l’occurrence qu’un département –, sans vérifier scrupuleusement qu’il dispose de tous les documents réclamés par la loi. Entendu. Mais pourquoi, à la préfecture du Val de Marne, ne m’a-t-on pas demandé la moindre information supplémentaire – une adresse en Guadeloupe par exemple ou le motif de mon voyage - pour me délivrer la fameuse extension Dom-Tom de mon visa européen ? Pourquoi n’ai-je passé une matinée dans les locaux de la préfecture que pour acheter un timbre fiscal de 60 euros qui suffit à obtenir le sésame ? S’il ne s’agit que d’argent à soutirer aux touristes originaires du tiers-monde qui pensent eux aussi pouvoir découvrir les Antilles, pourquoi ne pas installer dans les aéroports – en France métropolitaine ou dans les DOM-TOM - un guichet qui appose un tampon contre paiement des 60 euros goulument désirés ? Ailleurs, là où on a compris qu’il fallait faciliter la vie même aux sous-développés qui pouvaient payer, c’est ce qui se ferait.

Humiliations récurrentes

Plutôt que de tourner autour du pot, de faire perdre les nerfs, des billets d’avion et d’envoyer les voyageurs éconduits à Créteil —où les agents de la préfecture confirment recevoir très régulièrement des refoulés d’Orly et confient avoir signalé le problème à leur hiérarchie—, bref d’humilier des personnes qui ont déjà dû montrer trois fois patte blanche pour avoir le droit au visa Schengen, qu’on leur demande tout de go de payer 60 euros pour le supplément Caraïbes françaises ! Le problème avec le fonctionnement administratif français servi aux étrangers, c’est qu’on prend votre argent tout en vous faisant clairement comprendre que votre temps, vos programmes, votre amour propre, donc votre personne ne valent absolument rien pour la République hautaine. Une mésaventure sur la route des vacances n’est qu’anecdotique comparativement aux humiliations récurrentes infligées à d’honnêtes gens dans des préfectures, des sous-préfectures et des consulats de France à l’étranger.

J’aurais pu raconter l’incroyable histoire d’une amie béninoise alors étudiante en France qui rentrée en vacances dans son pays pour un évènement familial n’a jamais pu revenir parce qu’elle avait perdu son document de titre de séjour sur la route de l’aéroport de Cotonou et que le consul de France au Bénin y avait trouvé une exceptionnelle occasion de montrer qu’il pouvait décider à lui tout seul du cours de la vie d’une jeune Africaine. Le sinistre personnage avait eu l’outrecuidance d’arguer qu’avec son diplôme de maîtrise d’informatique appliquée, elle pouvait facilement trouver un emploi au Bénin et n’avait donc point besoin de continuer ses études en France. Il n’y a rien de pire que de se faire humilier dans son propre pays par de petits fonctionnaires bronzés qui se prennent pour des diplomates de haut vol parce qu’ils sont traités comme des gouverneurs coloniaux. La rencontre de l’arriération politique dans nombre de pays d’Afrique noire francophone et de l’absurdité administrative de la France condescendante n’a pas fini de pourrir la vie de milliers de personnes.»

Publié sur le Blog Afrique du quotidien Libération (africa.blogs.liberation.fr) le 17 septembre 2010