samedi 21 mai 2011

Le mandat de transition d'Alassane Ouattara

Le 21 mai, Yamoussoukro, capitale politique de la Côte d’Ivoire, a connu une affluence qui n’a pas manqué de rappeler la journée du 7 février 1994. Des délégations venues du monde entier avaient rendu ce jour-là un dernier hommage à Félix Houphouët-Boigny dans la basilique que ce dernier avait fait construire à grands frais sur sa terre de naissance et en pleine crise économique. Les Ivoiriens avaient tu toutes leurs querelles et banni toute critique de l’œuvre du président défunt. Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo étaient présents ce jour-là. Chacun savait déjà que le choc de leurs ambitions respectives exposait la Côte d’Ivoire à de fortes turbulences. La classe politique ivoirienne a effectivement œuvré à une descente aux enfers du pays, en différentes étapes, pendant 17 ans et trois mois.

La date de l’investiture solennelle du président Ouattara restera-t-elle dans les annales comme celle de l’enterrement d’une douloureuse transition entre la Côte d’Ivoire postcoloniale modelée par Houphouët-Boigny et une nouvelle Côte d’Ivoire qui assumerait son histoire et sa géographie tout en offrant un avenir prometteur à sa masse de jeunes et de très jeunes qui n’ont connu que la crise - économique, politique, éducative et morale ? Il lui faudra avoir traversé deux périodes critiques avant de commencer à y croire.

La première période commence maintenant et s’étalera jusqu’à la fin de cette année. Les risques de dérapage violent resteront très importants. Au moins quatre menaces planeront sur le pays : des tentatives de déstabilisation de la présidence Ouattara ourdies par ses ennemis résolus et animés par un puissant désir de revanche; une incapacité à faire coexister pacifiquement la composante « ex-rébellion nordiste » des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) avec les anciennes Forces de défense et de sécurité (FDS) longtemps loyales à l’ancien président ; une explosion de l’alliance de circonstance entre ceux qui ont permis à Ouattara de gagner dans les urnes et ceux qui lui ont permis de gagner la guerre ; et enfin une poussée de l’insécurité combinant motifs crapuleux et règlements de comptes ethniquement marqués, en particulier dans l’extrême ouest et dans les communes populaires d’Abidjan.

Il y a beaucoup d’armes qui ne seront pas récupérées à brève échéance. Il y a beaucoup d’hommes qui ruminent de noires rancœurs et n’ont en rien varié dans leur conviction d’avoir mené le combat « du bien » aux côtés de Laurent et de Simone Gbagbo. Il y a un tapis de cadavres, des combattants des deux camps mais aussi des civils exécutés parce que présumés pro-Ouattara ou pro-Gbagbo en raison de leur faciès, de leur patronyme, de leur quartier de ville ou de leur village. Et il y a un président légitime qui n’a qu’un contrôle limité sur une superposition de groupes autonomes faisant office d’armée et plus ou moins soumis à l’autorité du Premier ministre et ministre de la Défense, Guillaume Soro. Ce n’est pas le meilleur cocktail pour garantir une période de sérénité.

Malgré toute sa bonne volonté et son intelligence, le président Ouattara ne peut affronter seul ces menaces réelles sur une sortie de crise enfin durable. Le retour sur la scène du facilitateur Blaise Compaoré, dans la perspective de la poursuite de la mise en œuvre des volets complémentaires de l’Accord politique de Ouagadougou, est une bonne nouvelle. Mais les tensions sociales et militaires au Burkina Faso devraient pousser la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui a grand besoin de redorer son blason, à s’impliquer davantage au nom de toute la région pour aider Ouattara à choisir les meilleures options pour gérer à court terme le cas Gbagbo, l’équation personnelle Soro et le problème du sort des ex-commandants de zone des Forces nouvelles.

Quant aux défis de la collecte des armes, de la sécurisation du territoire, - en particulier de l’Ouest et de toutes les zones frontalières - et de la préparation des élections législatives avant la fin de l’année, ils appellent un rôle majeur de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci). Le Conseil de sécurité ne doit pas envisager un seul instant de réduire les moyens humains et matériels de l’Onuci avant la fin des élections législatives. Si la Côte d’Ivoire ne rebascule pas dans une crise violente d’ici début 2012, il lui faudra encore affronter une deuxième période dont la dangerosité dépendra des choix qui seront faits dans les domaines de la justice, de la réforme des Forces de défense et de sécurité et de l’affectation géographique des dépenses publiques visant à relancer les activités économiques. Il y a de bonnes chances pour que cette deuxième période couvre le reste du mandat de Ouattara qui n’est au fond qu’un mandat de transition et de véritable enterrement de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny et de ses héritiers immédiats.

(Publié sur jeuneafrique.com le 21 mai 2011)

jeudi 12 mai 2011

En Afrique, la fin de l’histoire n’est pas pour bientôt

Depuis le début des révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la partie globalisée de la planète ne sait plus où donner de la tête. A peine avait- on fini de s’associer à la fête des manifestants sur l’avenue Bourguiba de Tunis à l’annonce de la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali qu’il a fallu se déporter sur la place Al-Tahrir du Caire pour pousser vers la porte l’inusable Hosni Moubarak. Pas le temps de souffler et de se familiariser avec la continuité géographique du monde arabe avant que ne s’enflamment la Libye du colonel Kadhafi en terre africaine, puis, plus loin, Bahreïn, le Yémen et la Syrie. Si l’emballement médiatique est ponctuel, les mutations politiques, économiques, sociales et culturelles dans cet- te partie du monde s’inscrivent, elles, dans la longue durée.

En Afrique, au sud du Sahara, impossible d’échapper à une question ré- currente : les révolutions arabes vont- elles faire école par ici ? Par où commenceront-elles ? N’est-ce pas le vent du nord africain qui a entraîné ces dernières semaines le Burkina Faso dans la tourmente ? Faudrait-il sur- veiller le Sénégal où deux personnes se sont immolées devant les grilles du pa- lais présidentiel en l’espace de trois se- maines, sur le modèle du héros de la révolution tunisienne, Mohamed Bouazizi ? N’y aurait-il pas une petite ressemblance, par exemple, entre le Cameroun de Paul Biya, abonné aux longues vacances en Suisse et en France, et la Tunisie de Ben Ali ? A moins que l’Afrique noire, elle, soit étrangement prémunie contre de telles poussées révolutionnaires ou qu’elle considère avoir déjà fait sa mue démocratique au début des années 1990, dans la foulée de la chute du mur de Berlin.

L’Afrique noire politique présente un visage assez différent de celui que présentait le nord du continent il y a encore quelques mois. Ben Ali est tombé après vingt-trois ans de pouvoir sans partage. Il a verrouillé le système politique et a installé un régime policier redoutablement efficace : aucune chance de le faire partir par une élec- tion et des libertés individuelles et collectives sévèrement encadrées. Malgré une population autrement plus massive et bouillonnante, Hosni Moubarak a consolidé son régime par les mêmes méthodes : mesures d’exception permanentes et parodie d’élections. Cela a duré trente ans. Le colonel Kadhafi a fait beaucoup mieux : il « guide » l’interminable révolution libyenne depuis plus de quarante et un ans et assume son rejet de la démocratie. La fin de son règne est inéluctable.

Lente démocratisation

En Afrique subsaharienne, sur 48 Etats, il n’y a en 2011 que 7 présidents qui ont derrière eux plus de vingt ans de pouvoir : Teodoro Obiang Nguema en Guinée équatoriale, Jose Eduardo dos Santos en Angola, Robert Mugabe au Zimbabwe, Paul Biya au Cameroun, Yoweri Museveni en Ouganda, Blaise Compaoré au Burkina Faso, Idriss Déby au Tchad. Mais dans toutes les grandes régions d’Afrique subsaharienne, les élections, bien que souvent contestées et volontairement mal organisées, débouchent régulièrement sur des changements à la tête des Etats.

Parfois, il a fallu attendre la mort naturelle des « pères des indépen- dances » ou de leurs héritiers pour ouvrir timidement une nouvelle page, avec ou sans un passage par des crises violentes, des régimes militaires ou des guerres civiles. Nés il y a un demi-siècle comme Etats indépendants dans leurs frontières actuelles, ces pays tâtonnent dans la recherche d’une identité politique et d’un projet collectif. Il n’y a là rien de surprenant, sauf pour ceux qui pensent que des Etats se construisent et se consolident aussi vite que ne circule une information sur Facebook.

En Afrique noire, les dirigeants qui s’accrochent au pouvoir n’ont pas commis l’erreur de construire des universités et de pousser à une modernisa- tion économique qui finit par créer une classe de jeunes qui savent établir un lien direct entre leur mal-être et la manière dont leurs pays sont gouvernés. Les puissantes forces de la démographie, de l’urbanisation et des réseaux de communication et d’information sont cependant déjà à l’œuvre.

En l’absence de changements profonds des pratiques politiques et des logiques d’accaparement de ressources par des élites vivant dans un autre monde que la masse de leurs compatriotes, il y aura bien un moment où les liens de solidarité familiale, clanique, ethnique qui transcendent les classes sociales ne seront plus suffisants pour reporter l’échéance des révoltes populaires. Dans la plus grande partie de la planè- te, on n’en est pas à la fin de l’histoire mais bien à ses débuts. Et elle sera mouvementée.

(Publié sur www.infosud.org et www.rue89.com le 7 mai 2011)