vendredi 23 décembre 2011

Côte d’Ivoire : les quatre pièges à éviter en 2012

Il y a un an, toute l’Afrique de l’Ouest était plongée dans l’anxiété. Son deuxième foyer de dynanisme économique après le Nigeria, devenu également depuis deux décennies son grand malade, basculait chaque semaine davantage dans le chaos et la guerre civile. En avril 2011, la défaite militaire du camp du président sortant et battu dans les urnes, Laurent Gbagbo, mettait fin à l’incertitude. En cette fin d’année, la Côte d’Ivoire est toujours traumatisée par le dénouement sanglant de la bataille pour le fauteuil présidentiel mais elle va mieux. La relance économique et les indices d’une meilleure gouvernance par le nouveau pouvoir pendant les six derniers mois doivent être reconnus, mais il est encore trop tôt pour proclamer que la longue crise politique est terminée. Le président Ouattara et le gouvernement qu’il doit mettre en place dans les prochaines semaines doivent résister à quatre tentations dans l’année à venir.

Résister à la tentation de gouverner seul

Boycottées par le parti de l’ancien chef d’Etat, le Front Populaire Ivoirien (FPI), les élections législatives du 11 décembre ont consolidé le pouvoir du président. Son parti, le Rassemblement des républicains (RDR), a obtenu la majorité des sièges, suivi de loin par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de l’ancien président Henri Konan Bédié. Le camp Ouattara, et en particulier les cadres influents du RDR, doit avoir la victoire modeste et considérer l’absence d’enthousiasme des électeurs pour les législatives – le taux de participation a été de 36 % - comme un indicateur de l’ampleur des efforts à faire pour réconcilier les Ivoiriens avec la politique et les institutions démocratiques.

Si le parti présidentiel abuse de sa position dominante, il finira par se mettra à dos une partie du PDCI et sera vite isolé sur la scène politique ivoirienne, d’autant plus que Bédié, dont la carrière politique tire à sa fin, aura de moins en moins de prise sur son parti. La perception qu’aura alors du régime Ouattara une partie non négligeable de la population ivoirienne sera celle d’un pouvoir nordiste animé d’un esprit de revanche. Pour couper l’herbe sous le pied des extrémistes de tous les camps, le gouvernement et la nouvelle Assemblée nationale devront associer l’ensemble des forces vives du pays, notamment les organisations de la société civile et les partis non représentés au parlement, à un dialogue national sur les réformes nécessaires à la consolidation de la paix et de la sécurité.

Résister à la tentation de bâcler la réforme des forces armées


Le lancement de la réforme du secteur de la sécurité est la priorité parmi les priorités. Conséquence du violent conflit postélectoral mais aussi de la très longue déstructuration des forces ivoiriennes depuis une quinzaine d’années, l’armée, la police et la gendarmerie sont toujours confrontées à d’in­quié­tantes divisions, à un déficit de moyens et à un profond déséquilibre hiérarchique. Les hommes issus des Forces nouvelles gardent l’ascendant sur les éléments issus des anciennes forces régulières. Les chefs militaires de l’ex-rébellion ont gardé autour d’eux leurs hommes les plus fidèles et les plus aguerris qui se soustraient à la hiérarchie classique et continuent à s’adonner à des activités économiques illicites.

La vision que les anciens responsables politiques et militaires de la rébellion ont de la réforme de l’armée a peu de chances de coïncider avec l’im­pé­ra­tif de formation de forces républicaines qui soient au service de la stabilité du pays et de la sécurité des populations. Le président Ouattara doit s’engager personnellement dans le règlement des questions de sécurité et mobiliser l’assistance technique et financière ainsi que le soutien politique des partenaires africains, des Nations unies, de l’Union européenne et des Etats-Unis pour une réforme ambitieuse.

Résister à la tentation de la facilité dans les procédures judiciaires

La structure actuelle de l’appareil de sécurité est un handicap pour l’exercice d’une justice impartiale. La toute-puissance des anciens commandants de zone des Forces nouvelles au sein de l’armée en construction rend et rendra très délicate l’arrestation de l’un ou l’autre des leurs dans le cadre d’une enquête lancée par la justice ivoirienne ou par la Cour pénale internationale sur les crimes graves qui ont suivi l’élec­tion présidentielle de novembre 2010 et sur ceux de la période 2002-2010. La justice des vainqueurs a pour effet de perpétuer de fortes tensions sur la scène sociale et politique ivoirienne. Aussi difficile et périlleux que soit l’exercice, la mise en œuvre d’une justice impartiale est absolument nécessaire.

Le déficit de justice qui a suivi plusieurs évènements très graves survenus depuis la transition militaire de décembre 1999, puis l’élection du président Gbagbo en octobre 2000, a permis aux auteurs directs et indirects des crimes les plus odieux de rester sur la scène publique et d’y accroitre leur influence. Le pays ne pourra sortir de ce cycle meurtrier si les procédures judiciaires nationales et internationales oublient certains acteurs politiques et militaires présumés coupables de graves crimes, ce qui reviendrait à oublier également une partie des victimes. Dans l’année qui vient, il faudra que le président Ouattara prenne le risque d’honorer les engagements pris dans le domaine de la justice. Les partenaires de la Côte d’Ivoire devront l’y encourager et l’y aider.

Résister à la tentation d’une croyance excessive aux recettes économiques classiques

Le développement économique sur une longue période est à coup sûr un puissant facteur de stabilité et de paix. L’économie ivoirienne a redémarré et le pays affiche à nouveau de grandes ambitions régionales. Il est évidemment trop tôt pour mesurer l’impact de plusieurs programmes ambitieux lancés depuis un semestre. La disposition bienveillante des bailleurs est toujours de mise avec de nouvelles promesses de prêt et d’annulations de dettes, encouragée par les signes réels de rupture dans la gouvernance sous l’impulsion d’un président qui a toujours misé avant tout sur ses compétences en matière économique. Mais ces signaux économiques prometteurs, dont il faut espérer qu’ils se traduiront bientôt en créations importantes d’emplois pour occuper une jeunesse sacrifiée depuis deux décennies, ne sont pas suffisants pour garantir une stabilité durable.

Il faudra faire acccompagner la mise en œuvre des recettes traditionnelles visant à accélérer la croissance économique d’une dimension politique et réconciliatrice. Le président Ouattara devrait regarder vers l’ouest de son pays, notamment la région du Moyen-Cavally à la lisière du Liberia. Dans cette région où ont émergé et proliféré les milices d’autodéfense pro-Gbagbo après la rébellion de septembre 2002, le désarmement des jeunes hommes ne pourra réellement se faire qu’en manipulant astucieusement la carotte et le bâton. Les autorités ivoiriennes doivent y entreprendre un plan de réhabilitation des villages détruits pendant le conflit et de construction de voies de transport. Le président Ouattara peut montrer qu’il a une vision économique pour la région et travailler avec son homologue du Liberia, la présidente nouvellement réélue Ellen Johnson Sirleaf, à l’établissement d’un espace de codéveloppement comprenant l’Ouest ivoirien et l’Est libérien.

Article publié sur slateafrique.com le 23 décembre 2011

vendredi 9 décembre 2011

Côte d'Ivoire : Laurent Gbagbo, la CPI et le "gban-gban" salvateur

Le 5 décembre dernier, l'ex-président ivoirien Laurent Gbagbo s’est retrouvé pour la première fois devant les juges de la Cour pénale internationale (CPI) pour une audience de comparution initiale. Ce n’était que le début d’une longue procédure qui aboutira, ou non, à la tenue d’un procès devant cette juridiction permanente internationale née d’une volonté collective de combattre l’impunité pour les concepteurs, inspirateurs et auteurs directs et indirects de crimes de masse identifiés comme crimes contre l’humanité, crimes de guerre ou génocide. Laurent Gbagbo restera dans l’histoire comme le premier ancien chef d’État à être non seulement inculpé mais effectivement détenu et en attente de procès devant la CPI, les autres anciens chefs d’État à l’instar du Libérien Charles Taylor étant poursuivis devant des juridictions internationales ad hoc.

L’ancien président ivoirien passe désormais ses journées et ses nuits dans une cellule de la prison internationale de La Haye non pas parce qu’il a entrepris il y a un an de conserver le fauteuil présidentiel après avoir perdu une élection censée clore un processus de paix, ni parce qu’il a perdu la guerre face à son adversaire, le président élu Alassane Ouattara soutenu par des ex-combattants rebelles et par la majorité des acteurs régionaux et internationaux de poids. Le comportement de Laurent Gbagbo a été certes répréhensible sur toute la ligne après le second tour du scrutin présidentiel, mais il est interpellé par la justice pénale internationale pour avoir eu recours à un déferlement de violences dans la poursuite de ses objectifs politiques. C’est là tout au moins la raison juridique de son statut actuel.

Il est cependant vain, intellectuellement malhonnête, voire dangereux de prétendre que la justice internationale est absolument à l’abri des considérations politiques et des rapports de force internationaux. Le combat pour l’indépendance totale de la justice, qu’elle soit nationale ou internationale, est une nécessité de tous les instants et il est loin d’être gagné. Il est par contre indispensable de rappeler à tous ceux qui sont scandalisés par la présence de l’ancien président devant la CPI que ce dernier ne se serait pas retrouvé dans cette situation s’il n’y avait pas de solides raisons de conclure qu’il portait une responsabilité individuelle grave dans la commission de crimes odieux et massifs pendant la crise postélectorale entre décembre 2010 et avril 2011. Seul un procès pourra établir, ou non, sa culpabilité.

Plusieurs centaines d’Ivoiriens ont été tués dans des circonstances nombreuses et variées, impliquant des décideurs et des exécutants également divers et variés. Seuls des procès respectant les règles de l’art permettront d’en savoir un peu plus sur qui a fait quoi, comment et pourquoi pendant ces quelques mois qui ont meurtri une Côte d’Ivoire déjà abîmée par une longue crise politico-militaire. Des procès et pas le seul procès de Laurent Gbagbo. Chacun sait, - et le rapport de la Commission d’enquête des Nations unies sur les violences post-électorales aussi le suggère fortement-, que des meurtres, des viols et des traitements inhumains massifs relevant potentiellement des catégories de crimes examinées par la CPI ont également été commis par des forces qui se sont rangées du côté du président Ouattara alors reclus à l’hôtel du Golf.

L’exigence de vérité et de justice est la même pour toutes les victimes civiles non combattantes du conflit postélectoral. Elle l’est d’ailleurs aussi pour les victimes des épisodes de concentration de violences graves des années 2002-2010 qui pourraient relever des crimes de guerre et/ou de crimes contre l’humanité : massacres entre septembre 2002 et mars 2003 au lendemain de la rébellion impliquant aussi bien les rebelles que le camp Gbagbo, tueries de manifestants de l’opposition en mars 2004, purges sanglantes au sein de la rébellion en juin 2004, tueries dans des villages dans l’ouest en 2005. Maintenant que la machine de la CPI est lancée, la seule exigence est qu’elle ne s’arrête pas et s’autonomise par rapport aux circonstances politiques qui lui ont permis de s’enclencher.

Plutôt que de s’émouvoir plus que de raison de l’humiliation infligée à un ancien président africain en oubliant les victimes de la tragédie postélectorale, il serait plus utile de mobiliser les énergies pour que l’affaire ivoirienne devant la CPI lève enfin les doutes épais sur la raison d’être et la crédibilité de la justice internationale. Au terme du processus judiciaire, sans doute dans quelques années, chacun en Côte d’Ivoire et ailleurs, devra avoir compris qu’aucune fin politique, aucune conviction d’avoir raison sur ses adversaires et d’incarner le Bien, ne peut justifier la planification et la mise en œuvre de la destruction de son pays par la haine et la violence.

En attendant la prochaine étape à La Haye, l’audience de confirmation des charges portées contre Laurent Gbagbo prévue pour le 18 juin 2012, ou l’émission avant cette date d’autres mandats d’arrêt internationaux de la CPI, la Côte d’Ivoire vote pour élire ses députés à l’Assemblée nationale ce 11 décembre. Elle le fera sans enthousiasme excessif – la dernière fois que les Ivoiriens ont voté, ils ont été récompensés par une guerre -, et la participation risque d’être faible dans les localités de l’ouest et du sud favorables à l’ancien président. L’enjeu de ce scrutin est le futur rapport de force politique entre le Rassemblement des républicains (RDR), le parti de président Ouattara, et son principal allié, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) d’Henri Konan Bédié. Cet enjeu est important mais pas critique pour la stabilisation du pays.

Les vraies menaces proviennent de l’état de division, de déséquilibre et de désorganisation des forces de défense et de sécurité et de la manière dont les candidats aux futures inculpations par la CPI entendront se protéger. Au fond, se pose aujourd’hui le choix entre une justice de vainqueurs qui préserverait la stabilité à court terme mais plomberait la réconciliation et la paix dans les dix prochaines années et une justice crédible, nationale si possible mais internationale s’il le faut, qui exposerait le pays à court terme à un nouveau moment de crise potentiellement violente – un « gban-gban » comme on dirait à Abidjan, mais ouvrirait le chemin d’une stabilité durable. Pour une fois, il faut peut-être prendre le risque du « gban-gban » qui fait mal tout de suite mais qui soignera ensuite un mal profond qui ronge la Côte d’Ivoire, l’impunité.

Article publié sur www.jeuneafrique.com le 9 décembre 2011.