jeudi 17 mars 2016

Face au terrorisme, l’Afrique de l’Ouest doit rester zen et minimiser les risques

A qui le tour ? Après l’attentat terroriste à Ouagadougou en février dernier, on se posait déjà cette question morbide. Quelle capitale ouest-africaine serait la prochaine cible d’Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et de son nouveau mode opératoire ? Dakar ou Abidjan ? C’est la Côte d’Ivoire qui a été frappée ce dimanche 13 mars. Pas la métropole Abidjan elle-même mais son prolongement balnéaire du week-end, Grand-Bassam. Onze Ivoiriens, un Nigérian ont été tués aux côtés d’une Allemande, d’une Macédonienne, d’un Libanais et de quatre Français. A Ouagadougou et à Bamako aussi, les victimes étaient autant africaines que non africaines. Le terrorisme est une menace pour nous tous, résidents dans n’importe quelle ville d’Afrique de l’Ouest. Comme elle l’est depuis longtemps dans d’autres parties du monde.
On comprend qu’au lendemain de chaque acte terroriste, les chefs d’État de la région, de concert avec les autorités françaises, leurs premiers partenaires dans le domaine de la défense et de la sécurité, déclarent avec la même force leur détermination à lutter contre le terrorisme. Mais les dirigeants ouest-africains ont la responsabilité de développer aujourd’hui une réflexion autonome sur la menace terroriste, qui intègre cette dernière dans le contexte général des risques sécuritaires auxquels font face les pays de la région. Qui tienne compte de la situation politique, économique et sociale, des équilibres internes fragiles et des moyens limités de la région. Et qui tienne compte aussi des conséquences à long terme des choix stratégiques effectués aujourd’hui.
Cette réflexion autonome devrait être guidée par deux impératifs simples : protéger les populations autant que possible ici et maintenant ; et ne pas compromettre par les décisions d’aujourd’hui la paix et la sécurité à moyen et long terme dans la région.
Les dirigeants ouest-africains ont la responsabilité de développer aujourd’hui une réflexion autonome sur la menace terroriste
Il vaut mieux avoir dans son pays des forces spéciales entraînées et équipées pour pouvoir réagir efficacement à l’attaque d’un commando armé, que de ne pas en avoir. A Grand-Bassam, l’intervention rapide des forces ivoiriennes, en neutralisant les trois hommes armés, a incontestablement sauvé des vies et limité un bilan déjà douloureux de 16 tués.
Il n’y a pas de miracle. Sans être un expert en la matière, on peut affirmer que disposer de forces spéciales adaptées à ce type de situation nécessite un recrutement exigeant, une formation adaptée, des entraînements réguliers, des équipements appropriés, une logistique et une chaîne de commandement bien pensées. Dans tous les pays de la région, personne ne devrait trouver à redire à un renforcement des moyens nécessaires aux forces dédiées à la réaction contre des attaques terroristes de cette nature. Compte tenu des implications en termes de moyens financiers et d’expertise technique, on ne trouvera pas non plus à redire à une coopération avec la France, les États-Unis et d’autres partenaires dans le domaine de la formation et de l’équipement des forces spéciales et/ou des unités anti-terroristes.
Cette réflexion autonome devrait être guidée par deux impératifs simples : protéger les populations autant que possible ici et maintenant ; et ne pas compromettre par les décisions d’aujourd’hui la paix et la sécurité à moyen et long terme dans la région.
Le véritable succès de la lutte opérationnelle contre le terrorisme est cependant celui, discret, qui se traduit par des attaques déjouées ou découragées en amont par le travail des services de renseignements et de l’ensemble de l’appareil de sécurité intérieure et extérieure des États. Comme partout dans le monde, des succès ne pourront être enregistrés dans le domaine de la prévention de la forme dominante actuelle du terrorisme que par un renforcement de la qualité et du professionnalisme des ressources humaines impliquées dans les services de renseignements et de sécurité, et par un accroissement des moyens mis à leur disposition.
La prévention des attaques consiste aussi pour les pays de la région à sécuriser davantage de manière visible les lieux apparaissant comme les cibles potentielles les plus évidentes pour les terroristes, et à donner le sentiment d’avoir aussi renforcé la protection des cibles secondaires beaucoup trop nombreuses pour pouvoir être effectivement bien sécurisées. La perception d’un renforcement de la sécurité est autant important que la réalité. Le bon sens recommande de soutenir tous les efforts allant dans ce sens.
Mais le même bon sens devrait pousser les responsables politiques de la région à situer toutes les mesures sécuritaires immédiates dans le cadre de la protection des fondations structurelles de la paix et de la sécurité dans chacun des pays d’Afrique de l’Ouest. Préserver le dynamisme des activités économiques formelles et informelles dans tous les pays est notamment essentiel : casser par exemple la reprise économique en Côte d’Ivoire et ses perspectives à cinq ou dix ans par un attentat serait par exemple catastrophique pour ce pays et pour tout son voisinage.
C’est parce que l’impact des attaques terroristes sur les modes de vie est potentiellement dévastateur qu’il est judicieux de prendre des mesures qui rassurent les populations, à défaut de pouvoir les protéger effectivement. Les résidents des grandes villes ouest-africaines doivent absolument continuer à vivre, à sortir, à travailler, à commercer, à entreprendre, à se projeter dans un avenir meilleur. Les Etats doivent prendre des mesures pour donner aux populations le sentiment qu’elles sont mieux protégées tout en évitant d’opter pour un déploiement excessif de forces de sécurité armées qui provoquerait l’effet inverse : un sentiment d’insécurité permanente. C’est la recherche difficile de cet équilibre qui doit guider les autorités politiques de la région.
Casser la reprise économique en Côte d’Ivoire et ses perspectives à cinq ou dix ans par un attentat serait par exemple catastrophique pour ce pays et pour tout son voisinage.
Protéger les bases fondamentales de la paix et de la sécurité à long terme en Afrique de l’Ouest, c’est protéger les investissements dans l’éducation, la formation professionnelle, la santé et les infrastructures économiques et sociales structurantes. C’est investir dans la construction des capacités humaines des Etats à concevoir et à mettre en œuvre les politiques publiques les plus efficaces correspondant à l’intérêt général de leurs pays respectifs, dans tous les domaines, y compris celui de la sécurité qui ne se limite pas à la lutte contre le terrorisme. C’est renforcer la coopération au sein de l’espace régional ouest-africain élargi à l’ensemble du Sahel, investir dans la compréhension des dynamiques complexes et menaçantes de l’Afrique du Nord et tisser des liens d’un type nouveau avec les Etats et les peuples de cette région voisine.
La Côte d’Ivoire, dernière cible en date des criminels, a connu plus d’une décennie de crise politico-militaire avec un bilan désastreux. Pour ce pays, la première des priorités, avant et après l’attentat de Grand-Bassam, est d’éviter de recréer les conditions d’un retour à de graves fissures politiques internes et d’éloigner durablement toute possibilité de retour à une guerre civile. C’est pour cela qu’en Côte d’Ivoire, comme dans tous les autres pays d’Afrique de l’Ouest, côtiers comme sahéliens, il est essentiel que la lutte contre le terrorisme et les discours qui l’accompagne n’offrent aucune possibilité d’exploitation opportuniste aux entrepreneurs des extrémismes religieux et politiques.
C’est aussi pour éviter de compromettre la paix et la sécurité à moyen terme que les dirigeants des pays de la région ne doivent pas systématiquement reprendre en chœur la rhétorique de la guerre contre le terrorisme, comme s’ils avaient les mêmes moyens d’action, de défense et de protection que les pays les plus puissants de la planète. Il ne s’agit pas de prendre ses distances par couardise avec les partenaires occidentaux, ennemis déclarés de premier ordre des groupes se revendiquant d’Al Qaeda ou de l’État islamique. Il s’agit de continuer à coopérer avec la France, les États-Unis, l’Europe dans les domaines sécuritaire et militaire, mais sans en faire trop. Notamment sans communiquer à outrance sur l’intensité de cette coopération.
Je ne sais toujours pas si les citoyens ouest-africains doivent se réjouir ou s’inquiéter de voir chaque année toujours davantage d’avions militaires européens et américains dans le ciel des capitales de la région.
L’Afrique de l’Ouest ne doit pas renoncer à toute ambition de développer une capacité autonome d’évaluation des menaces sécuritaires et de hiérarchisation de ses priorités. Elle doit le faire en expliquant à ses partenaires occidentaux qu’elle n’a aucune envie de courir le risque de devenir, dans quelques années, le nouveau champ de bataille, et de ruines, entre les puissances de la planète et leurs ennemis les plus déterminés du moment. Je ne sais toujours pas si les citoyens ouest-africains doivent se réjouir ou s’inquiéter de voir chaque année toujours davantage d’avions militaires européens et américains dans le ciel des capitales de la région. Je ne sais pas si la transformation progressive de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel en une base militaire géante pour la lutte contre le terrorisme est le meilleur choix pour l’avenir. Je n’ai aucune certitude mais peut-être devrions-nous en discuter.
Article publié sur www.wathi.org, 17 mars 2016
http://www.wathi.org/laboratoire/tribune/face-terrorisme-lafrique-de-louest-rester-zen-minimiser-risques/

mercredi 2 mars 2016

Bénin : sortir du piège sans fin de la démocratie corrompue

Le directeur d’une régie financière de l’Etat nouvellement nommé qui organise une messe dans son église pour remercier le président qui l’a choisi pour ce poste. Et qui fait diffuser son message de remerciement à Dieu et au président au journal du soir de la télévision nationale. Un directeur d’une grande entreprise publique, récemment nommé aussi, qui doit remercier aussi le président de la République en se prêtant à un meeting dans sa région d’origine. Remerciements appuyés du DG et de ses parents de la localité diffusés aussi dans le journal télévisé de la chaîne publique. C’était il y a plus d’un an. On m’avait expliqué que la pratique était courante, voire systématique, que le président exigeait lui-même ces marques de reconnaissance médiatisée des hauts fonctionnaires promus.
Plus récemment, il y a deux semaines, alors que j’étais à Cotonou, la même télévision publique diffusait en boucle une vidéo de présentation de la maquette surréaliste d’un projet de développement touristique sur la côte béninoise. Tous les Béninois d’âge adulte ont entendu parler depuis dix ou quinze ans du projet de transformation de la « Route des Pêches », une route sablonneuse reliant Cotonou à Ouidah distante de 42 kilomètres, bordée par les cocotiers et l’océan atlantique, au potentiel touristique évident. On a tous eu le temps de franchir plusieurs étapes dans nos vies sans voir le moindre début de réalisation du projet. Rien. Même pas quelques lampadaires pour éclairer cette corniche naturelle à la tombée de la nuit.
A trois semaines d’une élection présidentielle, la télévision publique n’avait rien d’autre à diffuser que les images de la maquette de l’énième version du projet, conçue cette fois par un promoteur venu de Macao… J’ai vu de mes propres yeux la diffusion de la cérémonie de décoration officielle du promoteur par l’Etat béninois. Décoré par l’Etat pour avoir proposé une maquette.
Dire que le Bénin est gravement malade peut paraître incongru, voire choquer. Dans cette Afrique de l’Ouest, nombre de pays connaissent une insécurité permanente, font face au terrorisme, se débattent dans des crises politiques interminables.
J’écris rarement sur le Bénin, mon pays, parce que j’ai vraiment du mal à savoir par quel bout prendre ses problèmes, et comment en évaluer la gravité. Dire que le Bénin est gravement malade peut paraître incongru, voire choquer. Dans cette Afrique de l’Ouest, nombre de pays connaissent une insécurité permanente, font face au terrorisme, se débattent dans des crises politiques interminables. D’autres se relèvent depuis quelques années seulement de périodes très difficiles.

Le Bénin connaît la paix et de manière générale la sécurité. C’est aussi un pays où on peut observer au quotidien des femmes et des hommes, dans cet ordre, levés aux aurores, travailler de longues heures sous un soleil de plomb, très majoritairement dans le secteur informel, pour gagner leur vie, payer les frais de santé et de scolarité de leurs enfants. C’est aussi un pays de grande liberté, où les gens s’expriment librement sur la politique, critiquent et insultent publiquement les plus hautes autorités. Un pays où les gens créent de nouvelles activités économiques tous les jours et diversifient leurs sources de revenus par tous les moyens.
C’est une sorte de paradis de l’entrepreneuriat privé et de la non régulation. Chacun peut transformer sa maison en une école du jour au lendemain, créer même une université privée, et prétendre délivrer des MBA (Master of Business Administration). Les autorisations formelles nécessaires seront obtenues sans mal. Chacun peut aussi faire le choix de l’investissement dans la très prospère économie de la foi, de la rédemption des âmes et des rêves d’une vie meilleure, et créer dans son salon une filiale d’une des multiples églises nigérianes d’inspiration américaine. Les fonctionnaires, les cadres du secteur privé formel, tous ou presque ont au moins deux sources de revenus et de multiples usages du temps de travail quotidien normalement affecté à une occupation professionnelle précise.
Chacun peut aussi faire le choix de l’investissement dans la très prospère économie de la foi, de la rédemption des âmes et des rêves d’une vie meilleure, et créer dans son salon une filiale d’une des multiples églises nigérianes d’inspiration américaine.
Dire que ce pays en paix, entreprenant, où le président va rendre le tablier à la fin de ses deux mandats, va très mal peut sembler incongru. Et pourtant. Le Bénin, qui a inauguré les conférences nationales africaines en 1990, me semble offrir aujourd’hui l’exemple le plus abouti des trajectoires de démocratisation corrompue et improductive. Comme beaucoup d’autres pays du continent, il est enfermé et s’enferme davantage, au rythme des kermesses électorales, dans le piège sans fin de la démocratie non réfléchie. La démocratisation et la libéralisation de l’économie à la béninoise ont interrompu l’œuvre difficile et de longue haleine de la construction d’un Etat et d’une nation. La démocratisation a apporté les libertés aux populations, et c’est là un acquis fondamental à préserver. Mais c’est bien le seul.
La démocratisation de ces 25 dernières années a fait exploser le clientélisme politique, légitimé la corruption et encouragé le repli identitaire et régionaliste. Les élites intellectuelles, suivies peu après par les élites économiques et traditionnelles, ont vite compris les règles du multipartisme intégral et de la démocratie électorale. Elles ont compris qu’il fallait mobiliser du monde derrière soi dans sa région d’origine, par tous les moyens, pour devenir un « honorable député », pour négocier une place dans un gouvernement ou dans une grande institution publique, et/ou pour s’assurer de pouvoir développer ses affaires licites, illicites, voire criminelles, avec la protection d’un Etat réduit à l’autorité politique suprême du moment.
La démocratisation de ces 25 dernières années a fait exploser le clientélisme politique, légitimé la corruption et encouragé le repli identitaire et régionaliste.
Si tout le monde dit publiquement que « voler, ce n’est pas bon », voler pour redistribuer dans sa région, se construire une base politique locale et l’offrir au pouvoir en place, est parfaitement acceptable. Ce n’est même pas voler. C’est savoir faire de la politique. La politique a ainsi fait corps avec la corruption, et l’a banalisée dans l’ensemble de la société. Les pratiques politiques réelles dans la démocratie modèle béninoise ont ridiculisé l’Etat de droit et le travail laborieux d’élaboration de lois que personne ne peut faire appliquer en l’absence de justice capable et indépendante, d’institutions de contre-pouvoir crédibles et d’une administration publique disposant d’un espace minimal de neutralité politique.
Au Bénin, on a pensé instaurer une démocratie digne de ce nom sans construire des partis politiques. Sans réguler les activités politiques et leur financement. Sans continuer à construire un Etat. Sans bâtir des institutions judiciaires indépendantes. Sans investir délibérément dans l’éducation civique et politique de populations majoritairement pauvres et non alphabétisées dans la langue officielle, subitement invitées à choisir leurs représentants et leurs gouvernants. Au lieu de renforcer l’Etat dans sa posture d’incarnation de l’intérêt général, la démocratie à la béninoise a considérablement affaibli la capacité de l’Etat à jouer ses rôles fondamentaux en faisant de l’allégeance politique le principal critère de nomination aux plus hautes fonctions publiques.
Il est même surprenant qu’il y ait encore autant de personnes compétentes dans les rouages de l’Etat. Le problème est que même ces personnes deviennent largement improductives dans un tel contexte politique. On ne peut pas être en train d’organiser des messes filmées et des cultes variés pour remercier le chef de l’Etat, être obligé d’être sur le terrain toutes les semaines pour soigner sa base électorale locale et diriger efficacement une grande administration ou une entreprise publique. Les pratiques politiques corrompues et le remplacement d’une éthique du travail et du service public par le culte de l’enrichissement personnel par tous les moyens n’ont miraculeusement pas encore eu raison de toutes les intelligences individuelles et de la créativité des Béninois.
Au Bénin, on a pensé instaurer une démocratie digne de ce nom sans construire des partis politiques. Sans réguler les activités politiques et leur financement. Sans continuer à construire un Etat.
Mais la moindre réalisation collective, – entendez tout projet qui implique plus d’une personne dans son exécution-, pose des problèmes quasiment insurmontables. C’est parce qu’on ne sait plus rien construire dans les délais et avec des coûts raisonnables, parce que « chacun veut manger quelque chose » à tous les niveaux, qu’on se contente d’applaudir des maquettes. Pendant ce temps-là, quelques-uns des pays voisins malgré leurs problèmes politiques, comme le Togo, ont construit en quelques années de nouvelles infrastructures d’envergure essentielles pour la relance économique.
Le Bénin ne sera pas gravement malade le jour où on se réveillera à Cotonou, Porto-Novo, Parakou ou Djougou avec le sentiment qu’il n’y a plus un Etat capable de faire face à la moindre catastrophe naturelle, ou au moindre choc sécuritaire ou économique. Quand on se rendra compte qu’il n’y a pas un Etat capable de fixer des limites à la criminalité organisée transnationale, aux faux prophètes et aux extrémistes religieux de tous bords. Ce sera trop tard. Le Bénin est déjà gravement malade aujourd’hui. Au lendemain de l’élection présidentielle du 6 mars, il faudra immédiatement hospitaliser le patient pour un traitement long et puissant. Quel que soit le nom de celle ou de celui qui succédera au président Yayi Boni.
Article publié sur www.wathi.org, 2 mars 2016
http://www.wathi.org/laboratoire/initiatives/opinions-election/benin-sortir-piege-fin-de-democratie-corrompue/